Politique

Les hommes en rouge

La Croix 24/6/1964

 

Ces événements que nous baptisons « faits divers », - les accidents, les crimes, les procès – s'éloignent vite. Un moment apparus à la surface de « l'actualité », ils s'engloutissent dans l'oubli. Pourtant, arrive qu'un de ces événements se refuse à sortir de notre conscience. Nous en conservons un arrière goût d'inquiétude et de remords.

Ainsi en est-il de la triste aventure du petit pion meurtrier de Quimper – je crois qu'il s'appelait Le Cloac'h. J'ai presque oublié son nom, mais sa triste aventure me revient sans cesse à l'esprit. Son souvenir me guette, dans un repli de ma conscience : comme une pierre, à mon côté, qui me blesse. Ce gosse affolé par des chahuts, provoque en un duel tragique et grotesque son principal tortionnaire. En un geste de dément, il en tue le père. Alors monte en moi le remords de tous mes anciens chahuts. Ils reviennent du fond d'une adolescence cruelle que je croyais oubliée. Cet enfant qu'on a envoyé guérir son âme malade dans la réclusion criminelle est ma victime.

Mais ce remord a d'autres racines que ma jeunesse inconsciente. Il prend source d'une justice dont tout à coup, parce que dans le souvenir retrouvé de mes chahuts, je suis partie au débat, je sens la tragique inadaptation.

Parce que, tout à coup, je suis partie au débat, je les découvre, les hommes en rouge. Ils accusent. Le Procureur : il est dans son rôle. Il a mission de soutenir l'accusation. Mais l'autre homme, le Président, lui aussi en rouge, comme si la robe devait montrer qu'avec le Procureur ils sont « du même côté », est-il dans son rôle quand il accuse, quand il tend des pièges, quand il manifeste ses sentiments, quand avant tout jugement il lance des phrases qui sont des accusations et qui traquent ou accablent le prévenu ? On se prend à rêver de irénique Seigneurie qui préside aux débats judiciaires anglais.

Le Code veut que tout accusé soit présumé innocent. Cet article dans nos Assises apparaît une dérision. Un petit fait est révélateur : est-il présumé innocent cet homme que le Président appelle par son simple nom, alors qu'il donne du « Monsieur » et du « Madame » à tous les témoins et à la partie civile ? Une déchéance est ainsi prononcée, dès l'ouverture du procès, par le Président, qui, pourtant, depuis la réforme de 1960, participe à la délibération du Jury et vote avec lui. Car celui que, trop souvent, on voit à longueur d'audience se comporter et devenir un second Procureur, en plus efficace, est aussi Membre du Jury.

Si le Président se mue en second procureur, c'est que sa conviction, dès l'ouverture du procès, est déjà faite. Il tient à devoir de la faire partager au Jury. Or, cette conviction résulte du dossier transmis par le Magistrat Instructeur. Si bien que finalement c'est celui-ci, dans le silence et la solitude de son cabinet, sans contradiction, avant tout débat, le vrai juge, le juge unique. Aurait-on oublié l'adage en forme de jeu de mots : juge unique, juge inique ?

Oui, un juge : il n'a même pas besoin de soutenir son accusation par des preuves. L'impression qu'il ressent suffit. Rappelez-vous une autre affaire récente, l'affaire Soltret – cet homme prévenu d'avoir voulu tuer sa femme et provoqué la mort de sa fille. L'accusation n'était appuyée d'aucune preuve, au point que toutes les formules en étaient conditionnelles.

Les hommes ne sont pas en cause, presque toujours consciencieux et toujours honnêtes, mais un « système ». Un Magistrat Instructeur juge unique, soumis comme nous tous à ses passions et à ses viscères, et qui n'est même pas obligé d'apporter des preuves matérielles : sur son rapport un Président qui d'arbitre se fait procureur et quand même prend part à la détermination de la sentence : elle est plusieurs fois cassée, notre Justice.